311,34 km / 2 522 m D+ / 2 308 m D-
Devise : Hryvnia : 1 € = ~ 0,03 RPH
Sous un ciel de plomb, des soleils apparaissent. Les bulbes dorés des églises orthodoxes nous guident de village en village dans ce vaste pays, où nous nous découvrons analphabètes.

La lumière des gyrophares se reflète sur l’acier chromoly Reynolds 725 de nos cadres. Voici quelques minutes que les douaniers inspectent nos papiers afin de vérifier si nous sommes en règle. La frontière ukrainienne se situe à quelques centaines de mètres, mais nous avons été interceptés par une patrouille avant de l’atteindre. Candidement, nous leur expliquons vouloir franchir la frontière pour découvrir l’Ukraine, sans savoir que ce poste-frontière n’ouvre ses portes qu’au trafic motorisé. Impossible de traverser à vélo, il faut pour cela rejoindre un poste-frontière dédié aux piétons, 100 kilomètres plus au sud. Heureusement, après nous avoir dit que nous étions fous d’aller en Ukraine à cette période, les douaniers se prirent de sympathie et nous autorisèrent à faire du stop devant le poste-frontière. Nous voici donc en train d’alpaguer les rares poids lourds circulant ce dimanche. Malgré la bonne volonté des chauffeurs, il n’est pas évident de réussir à se faire comprendre sans parler le russe, l’anglais n’est plus la langue de référence. Après plusieurs essais infructueux, un bus nous dépasse et s’arrête à la barrière du poste-frontière. Le chauffeur descend de son engin et nous fait signe de mettre vélos et bagages dans les soutes (plus facile à dire qu’à faire, mais nous y parviendrons sans trop de mal). Nous comprendrons plus tard que les douaniers ont demandé au bus de s’arrêter pour nous. Nos anges gardiens du jour portaient un képi. En l’espace de quelques minutes, nous voici passés de l’autre côté de la barrière. Contrairement à nos précédentes expériences, le complexe dans lequel nous entrons est bien plus sophistiqué que deux barrières se faisant face. Nous pénétrons dans un vaste hall cerné de barrières où le bus marque une première halte. Nous descendons tous pour faire contrôler nos passeports et patienter ensuite de l’autre côté du hall. Les contrôles effectués, la barrière barbelée s’ouvre pour laisser le bus nous rejoindre et continuer le voyage avant le prochain arrêt une cinquantaine de mètres plus loin. Un garde impose un nouvel arrêt pour inspecter les soutes ; vélos et bagages sont déposés sur le bitume. Charge à nous de les remettre en place par la suite. Une fois le puzzle réorganisé, nous franchissons enfin la frontière et marquons un nouvel arrêt à la douane ukrainienne. Les passeports de tous les passagers sont saisis. Peu après, une garde monte dans le bus pour faire signe à Laurian de la suivre. Brouillard accroché aux bâtiments, treillis, armes automatiques, guérite décrépite… Nous pourrions nous croire dans un film d’espionnage. N’en déplaise aux amateurs de James Bond et d’interrogatoires musclés, les gardes voulaient simplement vérifier notre attestation d’assurance. Finalement, après plus de deux heures au sein de la douane, nous voici en route vers Lviv avec nos passeports tamponnés.

Contrôle des soutes

Le graal !

Derrière la vitre, nous regardons défiler les premiers paysages ukrainiens, essentiellement agricoles pour le moment. Très vite, des bâtiments font leur apparition et nous nous retrouvons dans le centre de Lviv. Grand seigneur, le chauffeur de bus refuse que nous le payions : « cadeau de bienvenue en Ukraine ! » nous dit-il en souriant. Aussitôt nos vélos déchargés et le bus parti, nous sommes assaillis de toute part. Dans une explosion de couleurs et d’odeurs, la vie se présente à nous. La nuit est déjà tombée sous les coups de klaxon et des enseignes lumineuses. À la lueur des néons, des vendeurs échangent leurs fruits et légumes contre quelques hryvnias. Soudain un crissement de métal retentit derrière nous ; en nous retournant pour observer le tramway marquer un arrêt, nous manquons de heurter un passant. Après avoir traversé les paysages feutrés et peu peuplés de la Pologne, nous sommes soudainement projetés au milieu d’une ville qui semble faire fi des restrictions sanitaires. Des croches et des noires s’écoulent des bars et restaurants alentour et rares sont les passants à porter un masque. Cette activité n’est pas pour nous déplaire, mais un petit temps de réadaptation sera nécessaire. Nous resterons quelques jours à Lviv, le temps de découvrir cette ville tiraillée entre Europe et Asie. Des drapeaux de l’Union européenne flottent aux fenêtres, même si l’influence russe n’est jamais très loin. Au-delà de la vision réductrice que nous avions de l’Ukraine (limité à la seule guerre de Crimée et à Tchernobyl), nous découvrons assez vite que le deuxième plus grand pays d’Europe ne peut être vu qu’à travers le prisme des conflits avec la Russie. Un pied en Europe, un pied en Asie : il s’agit d’une contrée de transition à l’histoire riche, en témoignent les bâtiments du centre-ville dont un certain nombre ont été construits sous l’empire autrichien au XVIIIe siècle. Street art, marché de Noël, magasins de montagne (pour racheter un quatrième matelas à Laurian, décidément…), le centre se révèle très proche de n’importe quelle grande ville européenne.


Marché de Noël de Lviv

Café de la mairie


Vieille ville de Lviv


Street art

Nous profitons des restaurants ouverts


Dès que nous nous éloignons des quartiers historiques, le dépaysement refait surface très vite. Nous plongeons dans un flux de vieilles Lada et de camions dont nous n’osons même pas imaginer la consommation. Après avoir testé les petites rues, chacune participant au concours du plus beau nid de poule, nous revenons sur les grands axes en appliquant une règle simple pour quitter la ville sains et saufs : « Fermons les yeux, allons tout droit, ça va bien se passer ! ». Ouf, nous voici sortis de Lviv sans encombre. La campagne se présente à nous et c’est un peu comme si un nouveau monde s’ouvrait à nos pieds, ou plutôt comme si nous avions franchi le seuil d’un portail permettant de revenir quelques décennies en arrière. Rouler à travers la plaine ukrainienne, c’est renouer avec les livres d’enfances qui décrivent des villages où pullulent les basses-cours et où poules et coqs gambadent le long des talus. C’est réapprendre à franchir le pas des portes des petites épiceries à l’éclairage faiblard où tous les habitants du village se retrouvent pour faire leurs emplettes quotidiennes. À côté des pots de cornichons tout juste réapprovisionnés, la poussière s’amasse sur le petit rayon quincaillerie où un vieux parapluie bavarde avec quelques marteaux et autres outils de dépannage. À peine la porte refermée, dans la pénombre de l’échoppe, nous sommes dévisagés comme les étrangers que nous sommes par le tenancier de la boutique. Observés, mais pas jugés comme suspicieux ni n’ayant rien à faire ici. Il s’agit plutôt d’un regard curieux et interrogateur lancé à ces nouveaux venus à bicyclette manifestement perdus face à la barrière de la langue et des caractères cyrilliques qui s’épanchent sur les étiquettes. L’altérité refait surface et devient palpable devant l’impossibilité du dialogue. Reste alors à s’improviser mime pour faire comprendre à l’autre ce dont nous avons besoin. S’ensuivent des scènes comiques qui se terminent souvent par un sourire mutuel et un universel « bye-bye » qui marquent la fin de cet étrange échange. Nombreuses seront d’ailleurs les personnes à nous faire des signes de la main ou des coups de Klaxon bienveillants pour nous souhaiter la bienvenue ou la bonne journée. Nul besoin de parler pour se montrer accueillant, quelques gestes simples suffisent.

Epicerie de village

Maison typique

L'un des nombreux bus croisés sur la route

Basse-cour

Centrale à charbon

Cartographie arboricole


Monopoly

Point carte
L’Ukraine, c’est aussi notre première plongée dans le monde de la religion orthodoxe. Dans chaque village traversé, les clochers à bulbe attirent notre œil et égayent un ciel encore et toujours grisâtre. Enfin, nous les observons d’un coup d’œil rapide, car mieux vaut rester concentré sur la route. Les dépassements des véhicules sont chaotiques et nous devons rester alertes pour éviter l’accident, quitte à rejoindre précipitamment les bas-côtés lorsqu’un camion en double un autre sur une route étroite. Nids de poule, vieux goudrons, bris de toutes sortes, les routes sont aventureuses et bien décidées à faire la guerre au vélo de Laurian. Lui qui n’avait jamais crevé en 9000 km, il se retrouva à plat trois fois en trois jours ! À l’épreuve du changement de chambre à air, il convient d’ajouter deux disciplines supplémentaires pour former une belle épreuve cyclotouristique. La deuxième, et non des moindres, consiste à curer régulièrement nos garde-boue, qui n’ont jamais si bien porté leurs noms qu’en Ukraine. Dès que nous nous aventurons en dehors des routes le temps d’un bivouac ou d’un pique-nique, nous sommes confrontés à une glaise lourde et épaisse. Dans un bruit de succion, nous arrachons nos pieds à la terre, ainsi que de généreuses mottes qui restent accrochées à nos chaussures. Quant au vélo, parcourir une piste sur 50 mètres devient une vraie gageure. Impossible de pédaler ou de pousser le vélo tout seul. Nous devons décharger, faire les allers-retours avec les sacoches et enfin pousser difficilement le vélo à deux jusqu’au bivouac. Rebelote le lendemain matin, avec en prime le nettoyage des garde-boue, sans lequel il serait impossible d’avancer. Dernière épreuve de ce triathlon cyclotouristique, éviter les chiens errants. Nous savions que nous en trouverions au fur et à mesure de notre descente vers le sud, aussi nous ne fûmes pas surpris d’en observer en lisière des villages ou sur les perrons des commerces. Souvent en meute et claudiquant, souvenir d’une collision avec une voiture, ils nous regardent passer avec un air interrogateur. Attaquer ou ne pas attaquer, telle est la question. Nous initions alors un duel de regard dont nous ressortons la plupart du temps gagnants. Ces pauvres bêtes ont plus peur de l’homme que l’homme d’elles et préfèrent souvent la fuite à la confrontation. Quant aux quelques téméraires commençant à nous courser, quelques avertissements lancés à voix haute suffisent à les éloigner de nos mollets. La phase la plus critique reste lors des descentes où un canidé surpris peut nous courir après dans la soudaine excitation, sans toutefois réussir à nous rattraper.

Première crevaison

un peu plus tard...

Encore plus tard...

Alphabet cyrillique


Quelle essence pour le réchaud ?


Repas traditionnel

Pavés de Tchernivtsi, "l'enfer du Nord"

L'église ivre de Tchernivtsi



3 km de camions avant la frontière
Malgré ces contretemps, nous arrivons rapidement à Tchernivtsi, ville fortifiée à deux pas de la frontière roumaine. Notre incursion ukrainienne dura moins de deux semaines, à peine le temps de commencer à s’immerger dans cette vaste contrée. Sûrement aurions-nous dû y rester plus longtemps pour approfondir cette découverte, mais l’appel du soleil fut trop fort. Aussi, nous continuâmes notre route vers le sud et la Roumanie en empruntant la bonne frontière cette fois-ci !
